LA MAIN DANS LA POCHE

Publié le par Christiane Lesage

paysage sous la neigeLA MAIN DANS LA POCHE

 

 

Les Étrennes de Françoise

 

            Tradition oblige, la tournée des vœux a commencé. D'abord les grands-parents. Dans le froid matinal du premier jour de l'année, accompagnée de ses parents et de son grand frère, Françoise traverse rapidement l'allée du jardin pour rejoindre la maison des aïeuls, située derrière la sienne. Après les embrassades et l'échange des vœux, Mémé Siméone leur offre quelques pièces en guise d'étrennes. Ils n’ont pas grand-chose à se raconter car ils se voient presque tous les jours, mais ils sont tous heureux de se souhaiter le meilleur pour l'année qui vient. Pépé Joseph offre à chacun une « coquille », petite brioche traditionnelle dont il s’est fait sa spécialité, que toute la famille tartine copieusement de confiture faite maison. Pépé Joseph a toujours aimé faire de la pâtisserie pour les grandes occasions.

           

            D'un clin d'œil malicieux Pépé Joseph attire l'attention de Françoise, tout en glissant la main dans la poche de son bourgeron, qu'il porte aussi bien le dimanche. Françoise sait qu'il a toujours des petits trésors dans ses poches, quelques billes, une vieille broche, autant de petits objets inutiles et oubliés qu'il trouve au fil des chantiers sur lesquels il travaille encore. Françoise lui fait un grand sourire et s'approche discrètement de son grand-père, dans un élan de complicité. Comme il fallait s'y attendre, il lui tend deux boutons de nacre et quelques perles de couleur vive qui ont déjà bien vécu, mais Françoise embrasse son grand-père avec une authentique satisfaction en partageant son regard plein de tendresse.

           

           Mais il ne faut pas traîner car il reste beaucoup de maisons à visiter. C’est au tour de la grand-mère maternelle Berthe qui habite à plusieurs rues plus loin. Françoise n’a pas connu son grand-père maternel, décédé de la silicose, alors qu'elle était encore bébé. Grand-mère Berthe, à son tour, offre à ses petits-enfants quelques pièces en leur préparant un bon bol de chocolat chaud accompagné de quelques biscuits, chaque année les mêmes mais qui font leur régal. La grosse pendule qui annonce chaque quart d'heure avec une petite musique amusante dans un premier temps mais qui tape un peu sur les nerfs au bout d'un moment, annonce sans surprise qu'il est temps de prendre congé.

            Il suffit de traverser la rue pour rendre visite aux tantes qui habitent côte à côte. Le même scénario se répète. Ils ne boudent pas leur plaisir, car leurs vœux sont sincères et ils sont friands des sucreries confectionnées pour l'occasion. Mais midi approche et il est temps de rentrer, car le programme de l’après-midi est tout aussi chargé.

          

           Il est à peine quatorze heures quand ils prennent la route, tous les quatre, pour se rendre au village voisin où habite un des tontons, frère de la maman de Françoise. Ils n’ont pas de voiture, comme la plupart des gens de leur quartier mais qu’à cela ne tienne, les kilomètres ne leur font pas peur. Et c’est avec entrain qu'ils marchent à grandes enjambées dans la neige. Ils ont beaucoup de chance, le soleil d'hiver rend leur périple plutôt agréable. Françoise et son frère en profitent pour fabriquer quelques boules qu'ils se jettent sans retenue, comme des garnements délurés.

           

           Le chemin leur paraît très court finalement car ils se sont tellement amusés, faisant partager leurs rires à leurs parents, qu'ils n'ont pas vu le temps passer. Déjà, la maison de l’oncle apparaît au milieu d'une rue désertée par ses habitants, trop occupés par les festivités de la nouvelle année. Ce sont les bras grands ouverts qu'ils sont accueillis par la tante Colette qui, comme chaque fois, leur dit :

            - Ne faites pas attention, je n'ai pas eu le temps de faire le ménage …

           

           Évidemment, tout brille du sol au plafond, mais ils auraient été surpris si elle n'avait pas prononcé cette remarque qui fait partie d'un rituel connu de toute la famille.

           

           Là encore, de la tarte à la crème ainsi que des gaufrettes sont préparées sur la table, à côté des tasses à café et des petits verres  qui viendront se remplir de liqueur de cassis. Les conversations fusent autour de la santé des uns et des autres, des projets de l'année à venir. Les heures s'égrainent et la nuit commence à tomber.

         

            Françoise et son frère se voient offrir quelques pièces qui viennent gonfler la petite cagnotte de la journée. Après de vifs remerciements et des embrassades partagées, la petite famille reprend la route du retour.

          

           Bien emmitouflés grâce aux cache-nez et bonnets de laine confectionnés par la maman de Françoise, ils avancent dans le froid mordant du soir. Le vent est monté et des bourrasques viennent gifler leur visage rosi par la température devenue glaciale. Le décor semble avoir changé depuis le début de l'après-midi. Les arbres couverts de neige glacée ressemblent à de drôles de squelettes, tels des épouvantails que le grand-père appelle « polichinelle », provoquant à chaque fois l'étonnement amusé de ses petits-enfants.

           

           Les rues étant plongées dans une quasi obscurité, la petite famille emprunte les trottoirs pour plus de sécurité. Françoise ne peut s'empêcher de s'arrêter devant une fenêtre faiblement éclairée où elle découvre le travail d'orfèvrerie laissé par le givre. Émerveillée, elle contemple ce spectacle éphémère, et prend du fait un peu de retard avec ses parents et son frère qui ont continué leur chemin. Sa maman n'appréciant pas que Françoise soit à la traine, elle la rappelle à l'ordre avec insistance.

               - Françoise, mais qu'est-ce que tu fais ? Viens ici, tout de suite !

         

            Redoutant malgré tout le noir, Françoise se précipite pour rejoindre la petite troupe et n'aperçoit pas une plaque de verglas cachée sous la neige, qui s'est formée sur le trottoir. Ce qui devait arriver, arriva … Françoise s'étale de tout son long. Le premier arrivé à sa hauteur est son frère qui l'aide à se relever. Plus de peur que de mal, Françoise, plus vexée que choquée, frotte vigoureusement son manteau que la neige a tacheté.

           

            Des petites lumières çà et là, des filets de fumée s'échappant des cheminées sont les témoins que la vie continue malgré la nuit. Le froid s'accentue avec le temps qui passe et les mains de Françoise commencent à s'engourdir malgré les gants tricotés, que sa chute a entamés. Sa maman lui prend sa main droite et la glisse dans la poche de son manteau plus grande que la sienne et la tient bien serrée pour la réchauffer. Elles marchent à l'unisson de leur complicité. Sa maman aurait peut-être dû la gronder, mais c'est un jour pas comme les autres, c'est la nouvelle année et l'humeur est joyeuse.

           

           Françoise n'a que dix ans, mais comme toutes les petites filles, elle a sans cesse des envies de nouveauté. La semaine dernière, elle a repéré dans la vitrine de chez Marie-Josèphe, une petite mercerie près de l'école où l'on trouve un peu de tout, (cela va des bonbons au maquillage en passant par la papèterie), un joli stylo-plume qui lui a beaucoup plu. Mieux, elle ne pense plus qu'à ça. Françoise adore écrire. Elle collectionne tous les stylos qu'elle peut récupérer, même ceux que les commerçants offrent en cadeau publicitaire. Mais ce stylo, c'est autre chose. On peut changer les cartouches d'encre et écrire de différentes couleurs. Pour Françoise, ce serait un vrai luxe. Avec les quelques petites économies, qu'elle met de côté grâce à l'argent de poche que sa maman a commencé à lui donner le jour de son dixième anniversaire, ajoutées aux pièces reçues aujourd'hui, elle s'imagine déjà remplir des pages et des pages avec son superbe stylo-plume.

          

            L'esprit occupé à réfléchir lui a fait oublier le temps et c'est avec étonnement qu'elle voit sa maison à quelques mètres. Sa maman a des difficultés à la retenir, tant Françoise est pressée de rentrer. Comme à son habitude, la mère de Françoise tient sa clé dans la main droite au fond de sa poche et il ne lui faut que quelques secondes pour ouvrir la porte d'entrée. Heureux d'être enfin arrivés et de pouvoir se réchauffer. Le premier réflexe du père de Françoise, après avoir allumé la lumière est de se diriger vers le poêle à charbon pour ranimer la flamme. Il persiste néanmoins une douce chaleur qui ravit les occupants. Quelle journée !! Le premier janvier 1962 commence sous les meilleurs auspices.

           

           Avec tout ce qu'ils ont mangé aujourd'hui, la faim n'est pas vraiment au rendez-vous, aussi, la maman de Françoise décide de réchauffer la soupe de légumes qu'elle a cuisinée la veille. De charmante humeur, Françoise met la table en taquinant son frère qui se contente d'aller chercher le pain dans la huche. Chacun donne ses impressions sur le déroulement de la journée. Il en ressort surtout les difficultés que les uns et les autres rencontrent. La vie chère, les fins de mois où il faut jongler pour remplir les assiettes mais aussi les astuces pour ne rien gaspiller, la fierté d'être habiles de ses mains pour savoir tout transformer  La maman de Françoise a encore été félicitée pour les magnifiques pull-overs qu'elle tricote avec la laine récupérée de vieux pulls démontés, enroulée en écheveaux puis lavée, et quelle métamorphose en modèles originaux qui font l'envie des copines.

           

         Françoise reste silencieuse et bien songeuse. Tout au long du chemin du retour, elle n'a fait que penser à dépenser son argent pour l'achat d'un stylo-plume qu'elle convoite,  alors que ses parents font tant d'efforts pour faire face aux dépenses du foyer. Elle se sent honteuse et rougit rien qu'à cette idée. La culpabilité l'assaille. Après le repas, elle demande l'autorisation de sortir de table et va dans sa chambre pour sortir son manteau de l'armoire où elle l'a raccroché, bien décidée à offrir ses étrennes à sa maman. Elle se sent un peu fébrile mais si fière de cette décision. Mais c'est sans compter qu'elle n'en sort que deux petites pièces. Elle a beau fouiller et fouiller encore, mettre sa main dans sa poche une, deux, trois fois … Où sont passées les autres pièces ? Un vent de panique lui fait battre le cœur à tout rompre. Il n'y a pourtant pas de trou dans sa poche. Elle comprend en quelques secondes : sa chute ! Ses pièces sont tombées dans la neige quand elle a glissé sur une plaque de verglas cachée par la neige…

 

 

 

 

Publié dans Nouvelles

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